Le milieu dans lequel évoluent les végétaux n'est jamais très amical. Si on excepte la concurrence qu'ils peuvent se livrer entre eux et la prédation par les herbivores, de nombreuses contraintes les empêchent de se la couler douce. Parmi celles-ci on compte l'hypoxie et l'anoxie, autrement dit le manque partiel ou total en dioxygène dans leur substrat. Alors certes, présenté de cette façon ce n'est peut-être pas la contrainte qui paraît la plus évidente. Mais les racines et autres organes souterrains, qui sont le siège d'une activité respiratoire intense au même titre que le feuillage, sont souvent soumis à des conditions d'aération insuffisantes. Pensons un instant aux plantes qui se développent dans l'eau, ou bien à celles qui subissent une inondation ! Enfilons nos bottes et nos cuissardes. Nous allons mettre les pieds dans la vase.
Le manque d'oxygène, c'est grave ?
Tout d'abord, il faut avoir à l'esprit que les plantes sont des organismes dits aérobies stricts : ils ont, comme nous, un besoin vital en oxygène pour vivre. Sans lui, pas de vie. Contrairement aux idées reçues, ils captent cet oxygène jour et nuit. En effet la respiration est un phénomène permanent, comme pour nous là encore. Sauf que chez les plantes, pas de poumons ! Elle se réalise au travers des feuilles, tiges, troncs... Mais aussi des racines. On sait, par exemple, qu'au moins 50% du CO2 présent dans le sol provient de la respiration racinaire. C'est dire à quel point cet organe est impliqué dans ce processus ! De fait, il n'est pas aberrant de considérer le substrat comme un site d'échanges gazeux, entre le système racinaire et l'atmosphère.
C'est hélas sans compter lorsque ces échanges deviennent difficiles, voire impossibles. Parfois l'oxygène ne peut plus être capté dans le sol, notamment lors d'une inondation. Ce qu'il faut savoir, c'est qu'une plante qui se retrouve les pieds dans l'eau n'a plus accès à l'oxygène habituellement présent dans les pores du sol. Ses racines ne respirent plus. Comme si cela ne suffisait pas, la diminution du taux d'oxygène entraîne l'apparition de micro-organismes anaérobies (qui vivent en absence d'oxygène) qui réduisent certains métaux, tels que le fer et le manganèse. Ces derniers deviennent alors toxiques pour les plantes. Puis, lorsque les eaux s'en vont (si elles s'en vont !), l'oxygène revient d'un coup dans le sol. Trop rapidement. En conséquence des radicaux hydroxylés peuvent apparaître dans les tissus végétaux et tuer les cellules qui les composent.
Alors comment font les plantes ? Dans le cas d'espèces qui vivent constamment dans un milieu hypoxique, comment se sont-elles adaptées ? Et, dans le cas d'espèces qui subissent cette perturbation de façon aléatoire, comment survivent-elles ?
Certaines plantes n'ont pas eu le choix. À force de vivre dans un milieu hypoxique elles ont acquis une morphologie et des organes uniques. En Europe, c'est notamment le cas de beaucoup d'espèces hélophytes et hydrophytes, qui vivent les pieds dans l'eau. Ces végétaux sont parvenus à développer un tissu très particulier : le parenchyme aérifère, ou aérenchyme. Celui-ci forme un canal constitué d'une multitude de cavités remplies d'air. On dit qu'il est lacuneux, ou spongieux. En s'enchaînant, ces cavités fournissent une faible résistance interne pour les échanges gazeux. Ainsi, les plantes ont trouvé le moyen de faciliter le transit, en particulier de l'oxygène, entre leurs organes aériens et leurs racines plongées dans l'eau. En bref c'est une sorte de système d'aération interne très perfectionné. Il est par exemple possible d'observer ceci chez les prêles (Equisetum sp.) et les nénuphars (famille des Nympheaceae). Les aérenchymes peuvent être présents dans les tiges, les feuilles et les racines et assurent parfois également un rôle de flottaison, comme dans le cas de la jacinthe d'eau (Eichhornia crassipes).
D'autres procèdent d'une façon différente. Qui n'a jamais remarqué près d'un étang les étranges protubérances de certains cyprès, tels que Taxodium ascendens ? Il s'agit en réalité de racines modifiées nommées pneumatophores, ou racines-genoux. Ces pneumatophores sont une autre forme d'adaptation à l'hypoxie. Leur géotropisme négatif les fait pousser au dessus du sol, donc à l'air libre, où ils font saillie loin du milieu hypoxique. Ils sont dotés d'un aérenchyme bien développé et de nombreuses lenticelles, sortes de pores à leur surface qui permet les échanges gazeux entre l'intérieur de la racine et l'atmosphère. Sous les tropiques, dans la mangrove, cette adaptation est notamment observable chez le palétuvier noir (Avicennia germinans). Mais si ce dernier ne fait que tolérer l'hypoxie, d'autres sont parvenus à l'éviter. C'est le cas du palétuvier rouge (Rhizophora mangle) chez lequel les racines ont évolué pour se développer en majeure partie au dessus du substrat. Leur structure est là encore composée d'un large aérenchyme et de nombreuses lenticelles qui acheminent l'oxygène plus efficacement que chez les pneumatophores du palétuvier noir par exemple. Karen McKee, du Wetland and Aquatic Research Center aux Etats-Unis, a ainsi démontré en 1996 que le palétuvier rouge est l'espèce de palétuvier la plus résistante au stress hypoxique !
Pneumatophores d'Avicennia germinans, Martinique.
Rhizophora mangle, Martinique.
L'adaptation induite
Exemple de milieu hypoxique.
Si certaines plantes se sont adaptées à vivre constamment dans l'hypoxie, d'autres se sont armées pour l'affronter de façon ponctuelle. Nous l'avons vu précédemment, une inondation même très momentanée suffit à créer des conditions défavorables pour les végétaux. C'est aussi valable lorsque le sol se tasse et chasse l'air qu'il pouvait contenir. Dans tous les cas, ces plantes ne parviennent à survivre que quelques heures à quelques semaines ainsi privées d'oxygène. Alors comment font-elles en attendant son retour ? Petit tour d'exemples de stratégies mises en place au fil de l'évolution.
La production d'énergie dans une cellule végétale passe par la respiration. Pour faire simple, c'est une succession de réactions chimiques qui aboutit à la synthèse d'ATP (adénosine triphosphate), forme sous laquelle se présente l'énergie au sein du vivant. Hors ces réactions ne peuvent se passer d'oxygène, exceptées celles qui se déroulent au tout début de la chaîne : celles de la glycolyse. La glycolyse, justement, c'est un peu le premier rouage de la respiration cellulaire. Elle utilise du glucose (du sucre donc) pour fabriquer un tas d'autres choses qui permettront la suite de la réaction et... Un peu d'ATP, cette fameuse énergie sous forme moléculaire. Pour une molécule de glucose, la glycolyse fabrique seulement deux molécules d'ATP (alors que la respiration complète, celle qui a besoin d'oxygène, en produit trente-huit !). Certaines plantes en situation d'hypoxie accélèrent leur glycolyse pour produire un maximum d'énergie au détriment de leurs réserves en sucres, le plus souvent stocké sous forme d'amidon. Par conséquent, elles se mettent à consommer comme des tanks pour survivre. L'amidon joue alors un rôle déterminant et limitant dans la survie à l'hypoxie. Seules les espèces qui disposent d'importantes réserves amylacées sont susceptibles de s'en sortir.
Pour rester dans la respiration, il est également possible de contrecarrer l'hypoxie en remplaçant tout simplement l'oxygène par un corps susceptible d'accomplir le même rôle au sein de la cellule. De nombreuses bactéries sont par exemple capables de respirer non pas l'oxygène mais l'azote, sous forme de nitrate. Cette alternative respiratoire permet de maintenir un potentiel redox et un statut énergétique durant l'hypoxie, ce qui également évite l'accumulation d'éthanol et d'acide lactique toxiques produits par les réactions qui se déroulent le plus souvent en absence d'oxygène : les fermentations. Tiens justement, parlons-en.
La mangrove, milieu hypoxique.
Une autre adaptation possible est d'opter pour l'abandon pur et simple de l'oxygène et passer à un métabolisme fermentaire dans les organes asphyxiés. Les plantes qui emploient cette solution développent des enzymes qui ne nécessitent pas d'oxygène pour fonctionner, mais avec la même finalité. Elles produiront les mêmes molécules, ou des analogues, qui leur permettront de survivre. C'est un peu comme si on vous demandait d'accomplir le travail de la veille mais avec des outils différents. Les espèces qui survivent le mieux à ce stress sont celles qui sont parvenues à diversifier leur arsenal d'enzymes fermentaires et qui, de fait, sont en mesure de synthétiser les produits nécessaires à leur survie malgré l'hypoxie. Cependant tout ce processus de fermentation conduit à la production d'éthanol, un composé très toxique pour les cellules ! Les végétaux doivent donc également détoxifier cet alcool qui, s'il s'accumule, peut avoir des conséquences néfastes. Là encore, ils ont recours à des enzymes.
Enfin, il existe la possibilité de faire voyager l'oxygène depuis les organes aériens jusqu'aux racines. Cette alternative permet en plus, si l'oxygène est diffusé dans le substrat, de détoxifier le milieu. Les métaux réduits et rendus toxiques par l'action des micro-organismes sont réoxydés pour être neutralisés. Chez certaines espèces comme la sauge officinale (Salvia officinalis) plongées artificiellement dans des conditions d'hypoxie, la production de racines latérales augmente dans la partie supérieure du système racinaire. Cette réaction pourrait permettre à la plante d'augmenter sa surface d'échanges gazeux et donc de mieux supporter le manque d'oxygène.
Pas simple de vivre sans oxygène donc ! Cela étant, les plantes semblent s'en sortir tout de même mieux que nous. Sans doute parce qu'elles ne peuvent s'échapper lorsque les problèmes frappent à leur porte et qu'elles doivent donc y faire face. Ayons à l'esprit que les différentes stratégies évoquées ici peuvent être déployées par une seule et même plante ! Histoire de dire à quel point elles peuvent être formidables d'ingéniosité.
Sources : https://streaming-canal-u.fmsh.fr/vod/media/canalu/documents/_/adaptation_plantes_anoxie.pdf https://www.aquaportail.com/definition-5091-aerenchyme.html Bompy F., 2013 Approche écologique et écophysiologique de l'effet des variations saisonnières sur la croissance des arbres dans les forêts inondables des Antilles, thèse de l'université des Antilles et de Guyane Guiral D. et al., 1999, Chapitre II. Les écosystèmes à mangrove In : Rivières du Sud : Sociétés et mangroves ouest-africaines [en ligne]. Marseille : IRD Éditions, Igamberdiev A. U., Hill R. D, 2004, Nitrate, NO and haemoglobin in plant adaptation in hypoxia: an alternative to classic fermentation pathways, Journal of Experimental Botany, Volume 55, Issue 408, pages 2473-2482 King C. M., Cameron R. W., Robinson J. S., 2009, Root adaptations of Mediterranean species to hypoxia and anoxia, Acta Hortic. 881, pages 469-474 Loreti E. et al, 2018, Gene Regulation and Survival under Hypoxia Requires Starch Availability and Metabolism, Plant Physiology Morisset C., Raymond P., Mocquot B., Pradet A., 1982, Adaptation des végétaux à l'hypoxie et à l'anoxie, Bulletin de la Société Botanique de France, Actualités Botaniques Pregitzer K. et al, 2007, The Rhizosphere, an Ecological Perspective, Pages 155-178, Zoe G. Cardon & Julie L. Whitbeck